Que signifie le mot tradition ? Qu’y a-t-il de salvateur à suivre un courant traditionnel au sein d’un art ou d’un métier ? Que désigne encore aujourd’hui le terme « traditionnel » dans le Wing Chun et dans les arts martiaux en général. Quel courant choisir entre moderne et traditionnel ?
Ces questions, on peut parfois se les poser lorsque l’on s’intéresse aux arts martiaux avec la volonté de trouver la voie qui nous convient le mieux et puisque je suis parfois amené à éclaircir ce sujet pour mes élèves, autant constituer un article qui pourrait aider une personne à faire le choix conscient d’une école bien précise.
Mais commençons par le commencement pour ceux qui auraient déjà un peu de mal à me suivre. Il existe aujourd’hui deux grands courants au sein des arts martiaux asiatiques : le courant traditionnel et le courant moderne.
Généralement, le courant traditionnel revendique l’héritage de l’enseignement d’un ou de plusieurs grands Maitres qui s’est transmis sans modifications sur plusieurs générations.
Un courant moderne se présente plutôt comme une interprétation et une réorganisation récente de l’enseignement d’un style martial pour les besoins de notre époque et dans le souci d’une divulgation de masse.
L’intérêt d’une tradition réside dans la compréhension que de l’expérience des hommes nait la sagesse.
Lorsqu’un homme a consacré sa vie à l’exercice d’un métier ou d’un art, il a accumulé un savoir-faire issu d’un apprentissage, d’une étude intellectuelle de son domaine de prédilection, de la répétition des mêmes gestes et opérations techniques, de l’expérience d’échecs et de réussites ou encore d’une certaine inspiration dans ses réflexions pour améliorer ses compétences. De cette vie passée au service de l’élaboration d’une œuvre ou d’une tâche, a émergé en lui une compréhension profonde de l’objet de son travail mais également une connaissance d’un ensemble de lois, de vertus et de valeurs à respecter ou à incarner pour parvenir à un certain accomplissement.
En somme, l’art s’est révélé à lui comme un enseignant de la vie. Bien entendu, cette immense richesse a demandé à être transmise pour que la quintessence de l’art, c’est-à-dire le trésor inestimable qu’est la sagesse universelle, intemporelle et vivante qui a émergé de son labeur puisse perdurer et illuminer d’autres êtres. « Illuminer », c’est apporter la lumière de la connaissance des mystères de l’existence. Il a alors dû se mettre en quête d’une terre fertile pour y planter ses graines afin que celles-ci germent et finissent par se transformer en arbres solides donnant de merveilleux fruits. En d’autres mots, il a dû trouver celui ou celle qui serait prêt à recevoir son savoir et à le faire fleurir. Lorsque pour cet élève, le temps est venu de transmettre ce qu’il a reçu en ayant lui-même contribué à rendre son héritage plus subtil ou plus abordable dans la forme mais sans en changer le fond, il devient le vecteur d’une tradition.
Une tradition passe les âges parce que ce qu’elle véhicule est vrai de toute éternité. Une tradition ne subit pas les modes, les influences culturelles, sociales ou politiques. Une tradition doit rester intacte car elle relie l’homme au forces immuables de la nature dont il fait partie et qu’elle le relie au sacré. Lorsque l’on est perdu dans sa vie, une tradition est une boussole qui permet de retrouver le chemin vers le Soi car elle ramène de la cohérence, du bon sens et replace les piliers et les repères qui garantissent le retour vers la santé de l’âme.
Les Japonais, dans leurs Arts Martiaux, ont ce terme : Kata. Au-delà de représenter les enchainements codifiés des disciplines martiales du pays du soleil levant, Kata représente justement ce lien à la tradition. C’est l’ensemble des gestes qui soutiennent l’intention de se relier à l’univers et à son fonctionnement. Lorsque l’on est dans un Kata, c’est à la partie immortelle de nous-même que nous nous adressons : cette portion de pure énergie qui est venu faire l’expérience de la matière à travers une vie terrestre. Par exemple, l’action de prier quotidiennement par un même rituel, peu importe ce que l’on prie, c’est un Kata. J’aimerai citer ici le merveilleux ouvrage de Kenji Tokitsu sur le sujet : « les Katas ».
Lorsque l’on choisit de suivre une tradition, on se connecte immédiatement à l’immense champ de vie créé par les générations de ceux qui l’ont alimentée par leur énergie. Ce champ de vie est vivant et peut nous nourrir dès lors que nous le nourrissons également par nos efforts. Faire et refaire ce que nos ancêtres faisaient avant en en comprenant le sens et l’intérêt, c’est préserver un lien, une alliance avec une mémoire vivante susceptible de prendre soin de nous si nous prenons soin d’elle.
Dans une tradition, ce qu’il était valable de faire d’une certaine manière hier, l’est encore aujourd’hui et le sera demain parce que les valeurs auxquelles la tradition nous relie sont immuables.
L’intérêt du modernisme, lorsqu’il ne méprise pas les traditions, est qu’il peut adapter les modes de transmissions pour qu’ils soient plus abordables, plus en conformité avec l’esprit de l’époque. Le problème, c’est que l’homme moderne, dans l’éducation qu’il reçoit, est invité à penser que ses ancêtres étaient des arriérés incultes bourrés de superstitions et de coutumes dénués de sens, que leur savoir-faire est dépassé, que leur connaissances ne valent plus rien devant la technologie, que la nature est juste un domaine d’exploitation, que le monde visible est le monde des causes et non celui des conséquences, que l’être humain n’est qu’un corps physique, que la santé ne peut être garantie que par la chimie, que la science peut tout expliquer, qu’il peut tout contrôler, piller, polluer, que le sacré n’est que foutaises et enfin que le but d’une vie est de consommer et d’accumuler les richesses matérielles.
Les traditions, la sagesse, les valeurs, la vertu sont de ce fait devenues les derniers des soucis de l’homme moderne car cela ne rapporte pas d’argent et en plus, cela pourrait l’amener à se poser des questions sur la médiocrité de son existence. Je ne parle même pas des rituels que faisaient ses ancêtres, des célébrations saisonnières, des cultes animistes voués aux divinités de la nature ou des médecines naturelles qu’il ne considère au mieux que comme les éléments d’un folklore exotique et au pire… comme de la sorcellerie.
À cause de cette arrogance, de cet état d’esprit prétentieux et irrespectueux, nous avons perdu des connaissances inestimables sur nous-même et notre monde mais nous avons surtout perdu le sens de nos existences, nous sommes devenus les esclaves d’un système qui se nourrit de nous. En cinquante ans, nous avons réussi à dérégler le climat, à créer un continent de déchets, à engendrer tout un tas de nouvelles maladies, à affaiblir nos corps et nos esprits, à ne devenir qu’un troupeau de consommateurs aveugles et dépressifs mais nous continuons à nous considérer comme supérieurs aux anciens et à rire de leurs modes de vie et de leurs traditions en brandissant notre technologie comme si elle représentait un signe de suprématie absolue. Le constat du contraire est pourtant flagrant.
Lorsqu’un art perd sa tradition, il perd également son sens.
C’est ce qui s’est passé pour les Arts Martiaux traditionnels qui se voulaient être des méthodes de transmission de connaissances profondes sur l’homme et son rôle au sein de l’univers. Le modernisme et l’influence occidentale en ont fait des sports d’opposition alors que ces disciplines prônaient l’harmonie. Ils en ont fait des méthodes de destruction de l’autre alors que les Arts Martiaux étaient faits pour apprendre à se construire soi-même. Ils en ont fait des sujets de compétitions ou de démonstrations dans lesquels l’égo est le seul bénéficiaire de la pratique alors que leur origine bouddhiste voulait qu’ils soient justement des moyens de travailler la vertu de l’humilité et d’instaurer la paix. Enfin ils en ont fait un « business » puisque l’énergie centrale du monde moderne est l’argent et non le vivant. Et qu’est-ce qui fait recette à notre époque ? Surement pas la sagesse … La violence, le paraitre, la vulgarité, le « facile et illusoire » font recette. Les arguments de vente des « clubs » d’arts martiaux sont d’ailleurs à la hauteur de ce qu’ils proposent : « une méthode de combat efficace » ou encore « un système de self défense efficace ». Le terme efficace traduit bien la volonté de revendiquer la meilleure manière de détruire possible.
Le Wing Chun a-t-il échappé à cette dérive navrante ? Malheureusement non, bien au contraire. Malgré le fait qu’il se revendique authentique et traditionnel, le Wing Chun ne véhicule plus que des techniques et des pratiques dénuées de sens. Plus personne ne s’interroge sur le sens de la légende historique incohérente mais bourrée de symboles qu’il revendique par exemple. Personne ne se demande pourquoi il y a sept niveaux d’apprentissage, pourquoi les nombres 108 et les chiffres 3 et 8 sont des repères constants au sein des enseignements, pourquoi la pyramide, la ligne centrale et la géométrie en générale sont des références structurelles ou stratégiques, pourquoi la non-opposition et l‘emprunt de la force sont des règles, quel est l’objectif et le sens d’une forme comme le SIU LEEM TAO et bien souvent, lorsque l’on a l’intelligence de poser la question, les réponses que l’on reçoit sont floues et ne remettent surtout pas en question la croyance que la seule raison d’être de cet art est de fournir « une méthode de combat EFFICACE si vous vous faites attaquer par dix hommes armés dans la rue ».
Cela est bien dommage. Le Wing Chun a perdu son âme en se délestant de la sagesse qui justifiait son existence et ce ne sont certainement pas les pauvres représentants actuels de ce style qui vont nous la ramener car ils ne doivent leur célébrité qu’à leur habileté à faire correspondre « leur » art à ce que les masses veulent à notre époque. Lorsque je vois ce que le Wing Chun est devenu, j’ai parfois honte de dire que j’en suis un professeur. Je ne me reconnais absolument pas dans cette communauté qui cherche à prouver le pouvoir de nuisance de son art. Lorsque je vois certains « enseignants » s’afficher à affronter des combattants d’autres styles ou à défier des gars dans la rue devant l’objectif d’une caméra pour « faire des vues », je me demande si nous avons touché le fond ou si nous pouvons encore descendre plus bas dans l’entreprise de détruire la dignité et la raison d’être du Wing Chun traditionnel.
Ha oui, j’oubliais également de parler des « mixages de styles », une autre manière de s’affranchir de l’héritage d’une tradition. En effet, l’homme moderne a tendance à penser que les disciplines ancestrales comme les arts martiaux ou même la médecine chinoise se résument à quelques techniques, protocoles ou recettes de cuisines qu’on apprend en quelques leçons ou avec quelques bouquins. Il s’improvise facilement enseignant ou thérapeute et, se sentant dans le fond illégitime, se met bien souvent à revendiquer l’élaboration d’une méthode « moderne » qui mixe plusieurs arts alors qu’il n’est déjà pas capable de comprendre que la maitrise d’un seul d’entre eux nécessite une vie d’étude. De cette inhabile stratagème sont nés des aberrations comme certains styles mélangeant Wing Chun et boxe Thaï, Wing Chun et MMA (forcément), Wing Chun et Krav Maga (forcément encore). À quand le Wing Chun et la lutte gréco romaine ?
Bref, vous l’aurez compris, le problème avec le modernisme n’est pas qu’il ait cherché à faire évoluer l’art, c’est qu’il en a jeté le fond pour en transformer la forme afin que celle-ci soit lucrative.
Je pense que ma réponse est déjà claire, mais encore faut-il bien s’entendre sur la définition de ce qu’est une école traditionnelle. La tradition ne consiste pas à arranger un folklore dans un KWOON (le lieu de l’entrainement) et à faire des inclinaisons de tête avec de l’encens dans les mains devant le portrait d’un maitre parce que « c’est trop stylé ! ». Ce n’est pas porter des pyjamas et des chaussons de danse pour travailler son Wing Chun. Ce n’est pas non plus faire des démonstrations de foire en tenant des discours énergétiques fumeux.
Une tradition c’est d’abord un énorme bagage de connaissances qui vient du passé et qui relie l’étude d’un art ou d’un métier à une intention de fournir à l’homme des clés de compréhension de son fonctionnement mécanique, énergétique, mental et émotionnel. Dans une tradition on sait pourquoi on fait les choses parce que tout y a un sens. C’est donc la richesse de l’enseignement et sa clarté qui priment. Ainsi, une tradition n’a pas besoin d’artifices et la suivre, c’est simplement honorer cette richesse en l’étudiant et en remontant à sa source en cherchant à comprendre l’intérêt de chaque élément technique, théorique ou ritualiste qu’elle propose car savoir d’où l’on vient permet de savoir également où l’on va. Suivre une tradition c’est faire passer humblement des connaissances destinées à éduquer et élever les hommes à travers soi, c’est transmettre un flambeau qui doit rester allumé.
À vous de savoir ce qui vous intéresse à travers la pratique du Wing Chun avant de vous diriger vers un courant moderne ou réellement traditionnel ? Voulez-vous ressembler à un cliché de cinéma ? Voulez-vous faire un « sport de combat » qui vous permettra de vous défouler ? Voulez-vous avoir l’illusion d’apprendre un moyen de vous défendre « efficacement » contre n’importe qu’elle agresseur avec en plus, un certain style ? Si cela est le cas, n’importe qu’elle école fera l’affaire du moment que celle-ci prétend vous rendre « beau et fort en combat réel ». Il y aura peu de théorie et la pratique vous permettra d’être un parfait pion de ce monde dans lequel paraitre est plus important qu’être et dans lequel dresser des murs est plus facile que de créer des ponts.
Si au contraire vous recherchez la profondeur d’un enseignement qui s’affranchit des influences des époques et qui vise à vous faire travailler sur vous afin que vous vous transmutiez, visez une école fondée sur une vraie tradition. Cette tradition vous permettra de vous extraire du monde des hommes constamment agité et changeant pour vous accrocher à des lois immuables vous offrant les codes d’une vie consciente. Si les mots « valeurs », « vertus », « service » et « harmonie » raisonnent bien plus en vous que l’image d’un gars en robe de chambre qui s’évertue à vouloir démontrer qu’il est capable d’envoyer bouler un autre gars qui se laisse faire sur une distance de trois mètres au moyen d’un seul coup de poing (ou même de 30 à la seconde) ou que celle d’un illusionniste qui pousse une colonne de jeunes adeptes psychologiquement assez faibles pour participer bêtement au subterfuge mécanique qu’il est facile de mettre en place pour y arriver, alors dirigez-vous vers une école traditionnelle digne de ce nom. Celle-là vous nourrira bien plus que vous ne nourrirez son représentant.
Brice AMIOT pour A.M.E.S.